Association Encrier - Poésies

Rencontre avec divers poètes Rencontre avec André Hardellet : La montre parfaite

La montre parfaite

À part quelques esquisses d’une authenticité douteuse, l’oeuvre de G. A. Slade se résume en un tableau de 1,80 m x 1,30 m figurant actuellement dans la collection Berg de Philadelphie. Il est intitulé : « La Montre Parfaite ».


      Slade mit quatorze ans pour l’achever (après maintes études qu’il détruisit) et mourut sans deviner le sort réservé à son chef-d’oeuvre. Berg ne le céderait pas contre des millions mais le manque de références ne permet pas de coter sa valeur – sa valeur marchande, bien entendu.


      La toile représente une montre sous tous ses aspects, sous tous les angles et, cela va sans dire, à toutes les heures du cadran. Elle est totale en ceci que vous la voyez non seulement de face, de dos, de trois quarts, de profil, etc., mais encore jusque dans les plus infimes rouages de son mécanisme intérieur. Slade devait peindre « en transparence » pour faire coexister, sur une surface restreinte, les innombrables apparences de la montre par rapport à chacun de ceux qu’il supposait la regarder. Le miracle est qu’il y parvint – et l’exténuante difficulté de la tâche nous laisse confondu.


      À ses rares confidents il avouait : « Imaginez quelqu’un qui sans bouger tournerait autour d’un objet, qui le saisirait en entier dans sa durée, qui obtiendrait un compromis entre l’immobilité et le mouvement – et vous excuserez peut-être ma folie. La connaissance m’apparaît comme un cercle dont le centre coïncide avec tous les points de la circonférence. » De tels propos ne pouvaient qu’accroître le discrédit qui le frappa de son vivant et même après sa mort.


      La perfection de la toile procure le vertige. Parmi l’inextricable (au premier abord) mélange de motifs superposés, tout à coup, surgit l’une des montres possibles. Mais à peine la distinguez-vous qu’une autre la remplace – la même, pourtant.


      Alors, avec de la patience et un rien de chimère dans les yeux, vous devenez cet unique et multiple spectateur placé aux quatre points cardinaux, ce privilégié qui rassemble en un instant perpétuel la course circulaire des aiguilles.


      Le fait que Slade ait choisi pour sujet de sa toile l’instrument qui concrétise le temps ajoute encore à son prestige. Mais, cette toile, il ne la vendit que trente dollars avant de mourir d’une cirrhose du foie dans un sordide garni de Harlem.


  André Hardellet, « Le montre parfaite » in La Cité Montgol, Gallimard Poésie, 1998