Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Villon Rencontre avec François Villon : Ballade de la Fortune

Illustration de la page37 du livre "Les Tarots" libre adaptation en français de J.M. Lhote de l'ouvrage The Tarot de Brian Jones-édition ATLAS-1978

Écoutez Chris Papin

Ballade de la Fortune

  Fortune je fus par clers jadis nommee 1,

                   Que toy, Françoys, crie et nomme meurtrière,

                   Qui n'es homme d'aucune renommée. (Toi qui pourtant n'es...)

                   Meilleur que toy fais user en plastriere,

              5   Par povreté, et fouÿr (creuser)en carriere,

                   S'a honte vis, te dois tu doncques plaindre ?

                   Tu n'es pas seul; aussi ne te dois complaindre.

                          Regarde et voy de mes fais de jadis,   (Vois par mes actions ...)

                   Mains vaillans homs par moy mors et roidis;

            10   Et n'es, ce sçais, envers eux ung souillon.     (tu le sais ...)

                   Appaise toy et mets fin en tes dis.  (mets fin à tes discours)

                   Par mon conseil prens tout en gré, Villon ! 2              (tiens-toi heureux)


              15   Contre grans roys me suis bien anymée,                      (je me suis mise en action)

                   Le temps qui est passé çà en arrière :                          (durant le temps ...)

                   Priam occis et toute son armée,                                  (je fis périr Priam ...)

                   Ne luy valut tour, donjon, ne barriere;

                   Et Hannibal demoura il derriere ?

                   En Cartaige 3 par Mort le feis atteindre;                    (Carthage ...)

                   Et Scypion l'Affricain feis estaindre 4;

            20   Julles Cesar 5 au Senat je vendis;                              (je livrai ...)

                   En Egipte Pompee 6 je perdis;                                   ( je fis périr)

                   En mer noyé Jason en ung bouillon; 7                         ( je noyai ...)

                   Et une fois Romme et Rommains ardis. 8                    (je brûlai)

                   Par mon conseil prens tout en gré, Villon !


              25    Alixandre, qui tant feis de hemee                                 (de carnage)

                   Qui voulut veoir l'estoille pouciniere, 9                      (constellation des Pléïades)

                   Sa personne par moy fut envlimée;                               (empoisonnée)

                   Alphasar roy, en champ, sur sa banniere

                   Rué jus mort. 10 Cela est ma maniere,                     (renversé, mort à terre)

            30   Ainsi l'ay fait, ainsi le maintendray :

                   Autre cause ne raison n'en rendray : 11

                   Holofernes 12 l'ydolastre mauldis,                               (je vouai au malheur)

                   Qu'occist Judith (et dormoy entandis!)                          (pendant qu'il dormait)

                   De son poignard, dedens le pavillon;                              (dans sa tente)

            35   Absalon, 13 quoy ? en fuyant le pendis,                       (je le pendis)

                   Par mon conseil prens tout en gré, Villon !


                   Pour ce, Françoys, escoute que te dis :                         (écoute ce que je te dis)

                   Se riens peusse sans Dieu de Paradis,

                   A toy n'autre ne demourroit haillon,                              (à toi ni à nul autre ...)

            40   Car, pour ung mal, lors j'en feroye dix.

                   Par mon conseil prens tout en gré, Villon !

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1 Allusion au Testament (v. 1784-1795). La Fortune est une ancienne déesse païenne. On voit comment Villon la christianise, et elle ressemble fort au Satan du Livre de Job, qui peut tout contre le serviteur de Dieu dans les limites mêmes permises par le Très-Haut. En fait, il s'agit d'une ennemie de l'humanité, et d'une alliée de la Mort. C'est à Boèce que l'on doit l'image de cette déesse aveugle occupée à manier une roue qui élève les uns et abaisse les autres sans aucun souci de la justice. On comprend qu'une vue aussi cyclique ne permette que la résignation : c'est même tout ce qu'a gardé François Villon de l'image de la roue.

Encore est-il à observer que cette roue s'est remise en mouvement, car Jacquemart Gielée, de Lille, l'avait bloquée, en 1288, dans les derniers vers de son roman Renart le Nouvel. Renart, Orgueil et Fausseté, avec la cour des Vices, en occupaient alors le sommet.

2 Ultime écho du Testament (v. 245-246) : "Mais aux pauvres qui n'ont de quoy / Comme moy, Dieu doint patience !"

3 Hannibal ne mourut pas à Carthage. Réfugié auprès de Prusias, roi de Bithynie, il dut s'empoisonner pour ne pas être livré aux Romains (183 avant J.-C.)

4 Scipion le premier Africain, le vainqueur d'Hannibal à Zama (202 avant J.-C.), mourut de mort naturelle; Scipion Emilien, le second Africain, qui détruisit définitivement Carthage en 146, fut trouvé mort dans son lit (129 avant J.-C.); il avait sans doute été assassiné. C'est au second que se rapporte l'allusion de Villon. Estraindre : mourir de mort violente.

5 Jules César : assassiné en plein Sénat par Brutus et ses complices (44 avant J.-C.)

6 Pompée, l'adversaire de César, se réfugia en Egypte après sa défaite à Pharsale, et fut tué sur l'ordre du roi Ptolémée (48 avant J.-C.)

7 Jason, chef des Argonautes ... après une vie agitée, périt non pas "noyé dans un tourbillon", mais assommé par une poutre de son navire "Argo", tiré au sec

8 Allusion à l'incendie de Rome provoqué par Néron (64 avant J.-C.)

9 Nom vulgaire de la constellation des Pléïades. Ce vers fait allusion à la légende d'Alexandre montant au ciel

10 "J'ai renversé mort à terre le roi Alphasar, sur le champ de bataille". Arphaxad, roi des Mèdes, fut vaincu par Nabuchodonosor Ier, roi d'Assyrie

11 Les vers 30 et 31 sont altérés ou interpolés; ils ne cadrent pas avec le système des rimes de ces douzains; on attend deux rimes en -aindre, comme aux vers 6-7 et 18-19; et leur sens est vraiment faible

12 Holopherne, général de Nabuchodonosor, fut tué dans son sommeil par la Juive Judith, alors qu'il assiégeait Béthulie (Judith, X-XIII)

13 Absalon, fils de David, se révolta contre son père. Vaincu en bataille rangée, il prit la fuite, mais, en passant sous un chêne, il resta suspendu par ses cheveux et fut transpercé par Joab et ses écuyers (Rois, II, XVIII, 6-15)

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"Tout le long de cette ballade de ''François Villon'', c'est Fortune qui parle.

Le poète se fait sermonner, bafouer et menacer par ce personnage allégorique, par cette divinité malveillante qui aime à se vanter de ses méfaits.

Le thème n'était pas nouveau, et le procédé du discours direct était fréquent dans la poésie du XVe siècle. On trouve l'un et l'autre dans la Ballade CXIII de Charles d'Orléans, et dans beaucoup d'autres oeuvres -

Ici, dans les strophes 2 et 3, Fortune passe en revue ses exploits; le procédé de l'énumération, cher à Villon, reparaît et domine tout.

Les souvenirs des épopées antiques (Priam, Jason), les faits de l'histoire grecque et de l'histoire romaine, les emprunts à la Bible sont curieusement entassés.

Conclusion  : devant une puissance aussi universelle et aussi tyrannique, le mieux est de faire le gros dos et de se tenir heureux que le "Dieu en Paradis" ne permette pas à Fortune d'aller jusqu'au bout de ses cruels caprices », disait J. Passeron (cité par Marcel Desportes) "

in Marcel DESPORTES, Agrégé de Lettres Classiques : François Villon, Poésies choisies

Nouveaux Classiques Larousse 1973 pp128-130