DANS LE LEURRE DES MOTS II ( page 77 dans l'édition 2001 du "Mercure de France )
Et je pourrais
Tout à l' heure , au sursaut du réveil brusque ,
Dire ou tenter de dire le tumulte
Des griffes et des rires qui se heurtent
Avec l'avidité sans joie des vies primaires
Au rebord disloqué de la parole .
Je pourrais m'écrier que partout sur terre
Injustice et malheur ravagent le sens
Que l'esprit a rêvé de donner au monde
En somme , me souvenir de ce qui est ,
N ' être que la lucidité qui désespère
Et , bien que soit retorse
Aux branches du jardin d'Armide la chimère
Qui leurre autant la raison que le rêve ,
Abandonner les mots à qui rature ,
Prose , par évidence de la matière ,
L'offre de la beauté dans la vérité ,
Mais il me semble aussi que n'est réelle
Que la voix qui espère , serait-elle
Inconsciente des lois qui la dénient .
Réel , seul , le frémissement de la main qui touche
La promesse d'une autre , réelles , seules ,
Ces barrières qu'on pousse dans la pénombre ,
Le soir venant , d'un chemin de retour .
Je sais tout ce qu'il faut rayer du livre ,
Un mot pourtant reste à brûler mes lèvres .
Ô poésie,
Je ne puis m'empêcher de te nommer
Par ton nom que l'on n'aime plus parmi ceux qui errent
aujourd'hui dans les ruines de la parole.
Je prends le risque de m'adresser à toi, directement,
Comme dans l'éloquence des époques
Où l'on plaçait, la veille des jours de fête,
Au plus haut des colonnes des grandes salles,
des guirlandes de feuilles et de fruits.
Je le fais, confiant que la mémoire,
Enseignant ses mots simples à ceux qui cherchent
À faire être le sens malgré l'énigme,
Leur fera déchiffrer, sur ses grandes pages,
Ton nom un et multiple, où brûleront
En silence, un feu clair,
Les sarments de leurs doutes et de leurs peurs.
"Regardez , dira-t-elle , dans le seul livre
Qui s'écrive à travers les siècles , voyez croître
Les signes dans les images . Et les montagnes
Bleuir au loin , pour vous être une terre .
Écoutez la musique qui élucide
De sa flûte savante au faîte des choses
Le son de la couleur dans ce qui est ."
Ô poésie ,
Je sais qu'on te méprise et te dénie .
Qu'on t'estime un théâtre , voire un mensonge ,
Qu'on t'accable des fautes de langage ,
Qu'on dit mauvaise l'eau que tu apportes
À ceux qui tout de même désirent boire
Et déçus se détournent , vers la mort .
Et c'est vrai que la nuit enfle les mots ,
Des vents tournent leurs pages , des feux rabattent
Leurs bêtes effrayées jusque sous nos pas .
Avons-nous cru que nous mènerait loin
Le chemin qui se perd dans l'évidence ,
Non , les images se heurtent à l'eau qui monte ,
Leur syntaxe est incohérente , de la cendre ,
Et bientôt même il n'y plus d'images ,
Plus de livres , plus de grands corps chaleureux du monde
À étreindre des bras de notre désir .
Mais je sais tout autant qu'il n'est d'autre étoile
à bouger , mystérieusement , auguralement ,
Dans le ciel illusoire des astres fixes ,
Que ta barque toujours obscure , mais où des ombres
Se groupent à l'avant , et même chantent
Comme autrefois les arrivants , quand grandissait
Devant eux , à la fin du long voyage ,
La terre dans l'écume , et brillait le phare .
Et si demeure
Autre chose qu'un vent , un récif , une mer ,
Je sais que tu seras , même de nuit ,
L'ancre jetée , les pas titubant sur le sable ,
Et le bois qu'on rassemble , et l' étincelle
Sous les branches mouillées , et , dans l'inquiète
Attente de la flamme qui hésite ,
La première parole après le long silence ,
Le premier feu à prendre au bas du monde mort .
Yves Bonnefoy, Les Planches Courbes, Poésie/Gallimard n° 384, 2003, p. 78 ou Les planches courbes, Mercure de France, 2001, p. 77 à 80.