Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Kenneth White Rencontre avec Kenneth White : Le Grand rivage

Le Grand Rivage



« De tout temps le rivage a été un lieu de révélation

                                                             pour les poètes. »
                        Vieux texte celte, Le Dialogue des deux lettrés

1

              car toujours revient la question

comment

              dans la mouvance des choses
           choisir les éléments
                             fondamentaux vraiment
              qui feront du confus
                      un monde qui dure
  et comment ordonner
                     signes et symboles
                pour qu’à tout instant surgissent
                                     des structures nouvelles
                      ouvrant
              sur de nouvelles harmonies
                                 et garder ainsi la vie
                     vivante
                                   complexe
 et complice de ce qui est -
                                  seulement :

la poésie



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              une enfance sur le rivage
                                            des mouettes
   par nuées dans les yeux
                            dans l’oreille
           que de cris
   comme un déferlement de métaphores
                       ou peut-être un héron
 ’na h’aonar ri taobh  na tuinne
mar thuigse leatha fhèin ’s a’ chruinne
                 seul près de  la mer
             tel un esprit seul dans l’univers

3

ah, les mouettes :

             skrev          scravedit          strigil
         gwelenn penn du 
                                 fraoiged
                         laboused ar meaz
                                                labous aod
                      brini mor                 koulan
              labous san paol
                                   labous sant per
                                                    beg melen
                               gwennili gwenn
                        gwelan –
    volant toutes au hasard
                 un hymne au chaos
                           là-dehors dans le vent
           et le tumulte des eaux

et moi-même hors de moi

                         les yeux l’esprit grands ouverts
               rien d’autre que faoileag an droch chladaich
    l’oiseau d’un rivage de pierres

4

              dans cette maison de trois étages
                                          à deux pas de la mer
                          une maison avec
                                          anwar don lavar
                               levawr wrthi
               une vague sauvage qui gronde
                                         et qui jase à côté

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et là-bas dans la nuit

                      le phare de l’île
              tour blanche
                              36 pieds de hauteur

un foyer à 90 pieds

                     au - dessus de la pleine mer
          qui lance une lumière blanche intermittente
                           2 éclairs
                  en succession rapide

toutes les 30 secondes

                    puissance réelle

200 000 bougies

                             portée par temps clair
               16 milles marins

6

                           et ce fut
              là- dans le sein des collines
                            devant cette colline neigeuse
                             qui se perdait dans le ciel
        figé là
                    obscur

interdit

                 sans parole
                               étranger –
           alors un cri

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 déesse
        vent sombre soufflant de la mer
                          c’est l’aurore
    les bancs de moules d’un bleu profond
                                   crépitent et se tordent
              le sable salé
                      reflète dans ses flaques
                                         les mouettes réveillées
           et la première
                            rougeur
                  qui sort de ton ventre ouvert

cependant qu’au-dessus de l’île

                        le jour vient froid
                                                      hurlant

8

comme les cendres encore chaudes

                    d’un feu de bois
                                   est le corps du héron
            à présent silencieux au bord
                          de son nid grossier 
                     immobile
                                    au sommet du hêtre
                à la cime balancée
                               et moi aux aguets
                    parmi les feuilles rouges
                                    qui jonchent la terre
           les branches éparses arrachées par l’hiver
                                et
                             signes de vie nouvelle
             ces coquilles bleues
                                 maculées de sang
                    qui sentent la mer

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sapins du Canada

               troncs élagués
                          des yeux apparaissent dans l’écorce
        des yeux
    un cercle jaune
                       autour du rouge
                                 cœur de l’arbre
         la résine suinte claire et brune
                             de l’œil-plaie
                  et la sève
                        prend à l’air      
                               une pâle couleur bleue –

                    qui dans le silence
                                           regarde là

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     sarabande rouge dans les feuilles
                                     et le vent passe
                           ridant le ruisseau
                                    le vent tout autour
              mais seules pénètrent au fond du bois
                               des rafales égarées
          pénètrent dans l’ombre
                                     et déjà sont allées –
                simplement
                                           les feuilles en sarabande
                                  et la ride de l’eau

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                                              assuré
                      que la visée vitale
                                       de l’art
                            c’est de jeter à la ronde
           images
                           témoignages
                                                 preuves
                        d’une puissance de synthèse
                                                accordée à la vie
                                 et qui préserve la vie
           contre la solitude
                          le morcellement
                    les agressions froides
                                      de l’espace et du temps

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                                                            et que
                         si la surface des choses
                                        peut offrir plaisir ou dégoût
                                  le dedans des choses
                                                    donne la vie
                                          sachant que le poème
                                                        qui parle du dedans
                                                                 donne aussi la vie

13

                                                     comme
                                       au détour du sentier
                                                dans le bois d’avril :
                              ce monde concentré
                                            complexe
                                                             fortuit
                   trempé de lumière
                        terre
                               pierres
                                         herbe mouillée
                      et les rouges
                          branches de l’aubépine –
        dehors rien que landes nues
                                      âpres vallées glaciaires

14

ou comme ce champ de fleurs des Alpes

                            sur les hauteurs de Ben Lawers :
                                            saxifrages
                    pensées sauvages
         gentianes
                                         anémones des bois
                roses des montagnes
                                                          compagnons
                        angéliques
                                                soucis

- assemblage unique

            dû à une série de coïncidences
    une petite couche de roche idéale
                 bien minéralisée
         pas trop acide comme les couches voisines
                          sur des monts si élevés
                   que des souches précaires
 ont subsisté là
                    depuis la fin des glaciers :
           les plantes
                         se sont établies dans une faille
                  leurs racines ont crevé le roc
                                 lentement
  leurs pousses et leurs feuilles
                      ont enfermé des fragments de pierre
            portés par le vent

ou entraînés par les eaux

                et la terre s’est accumulée
     les fleurs
                  y trouvent substance
          et la beauté croît

15

     la beauté est partout
                                       même
                  sur le sol le plus dur
                          le plus rebelle
               la beauté est partout
                       au détour d’une rue
                                            dans les yeux
                                  sur les lèvres
                                       d’un inconnu
                    dans les lieux les plus vides
                                  où l’espoir n’a pas de place
                          où seule la mort
                                                 invite le cœur
             la beauté est là
                                       elle émerge
                          incompréhensible
                                                  inexplicable
                elle surgit unique et nue –
           à nous apprendre
                              à l’accueillir
                      en nous

16

    Le caillou
                    rude et sans grâce
               la croûte terne et rugueuse
                                                  se brise
       et révèle
                      la merveilleuse agate
              le rocher fracturé
                               laisse voir
            une couche violette d’améthyste –
                        un principe d’ordre et de beauté
                                              se cache
                                 au chœur du chaos
                la vie
                           se laisse infiniment pénétrer

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    elle reviendra
                        la pensée vivante
                 sûre comme ces ailes
                                    qui renvoient la lumière
              exacte en sa beauté
                 sûre comme ces ailes
                                   et             
              exacte en sa beauté
                                 la pensée vivante
    elle reviendra

18

    même au désert
                          disait Kokoschka
               l’esprit les valeurs essentielles
                                    survivront
        et l’avenir viendra...
                  je ne crains pas la défaite
                          optimiste ni pessimiste
                                    je sais
                   ce que je vois
                                       une pierre qui tombe
                               les étoiles qui brillent...
         ma vie pourquoi la perdre à peindre
                           mais quand je peins
                     je m’appartiens
                                    dans le cœur de la vie

19

   car de la nuit soudain
                vinrent
          les mouettes à poils blancs
                             vinrent les étourneaux
                                       grotesquement
              et bruyamment les

grives les rouges-gorges les merles

          l’hiver prend fin
                    mouvements couleurs mouvements
                 peuplent l’espace
       jonquilles
                    primevères
                                    crocus
    un visage de jeune fille

qu’à présent mon savoir

             s’enracine
      terre
                et pluie

20

    ma vie dans l’obscur
                       comme Hakuyu
           son nom disait
                     Blanche Obscurité
                  son nom disait
                       l’homme qui vit dans les collines
                  au-delà des Eaux Blanches du Nord –
    ou bien caché mais en éveil
                          dans les cités d’Europe
        ma vie à fonder
                         les fondements
                     d’un monde

21

                           car le sommet du cerveau
    est comme un bloc de quartz rose
                     étrange pierre
             à la teinte profonde égale
                                     rare plus que rare
               mais qui même altérée
                                        (décolorée par exemple
                           par une trop longue chaleur
                        ou trop longtemps au soleil)
                                        peut complètement revenir
              à son éclat premier
    il suffit d’un abri pour quelques temps
                d’un endroit sombre
                              humide
                                     et froid

22

    quartz rose –
                    des morceaux épars
              sur la plage de Coll
                       enchâssé dans le granit
    sur la rive nord du Loch Eatharna
                            dans le gneiss
           à Poolewe Glen Logan et Rona :
                      c’est l’âme
          quand elle émerge enfin
                      du magma originaria
                                 tous conflits surmontés –
              une idée de la terre

23

    et ce fut l’Allemagne
                  un hiver à Munich
              (la neige tombe doucement sur Schwabing)

la baraque

        où j’ai failli crever de froid
                     aux lisières de l’Englischer Garten
                  (brins d’herbe durcis par le givre)
    une radio beuglait
                     c’était l’aveugle dans la nuit
           je connaissais
                            chaque tableau de la Haus der Kunst
               j’escaladais de mes yeux
     mes yeux froids de barbare
             tous les piliers baroques de la cité
                     sans trouver le paradis

24

    il y a Munch
             interrogé sur un livre en cours
                     l’autobiographie
    qui répondait :
              « je l’ai
                         laissé tomber
                                 ce n’est rien
               qu’un tas informe
                     rien
                         qu’un
                                    tas informe »
            puis :
                     « comme je suis seul – mais je
                                     continue oui le travail
                                                continue »

25

  c’est de Goethe que Groddeck
                  écrivait :
                                 « Il savait
               le grand secret
                               s’efforçait de vivre
                                     à l’unisson
                  sa vie
    mêlant son existence séparée
                               au mouvement de l’univers
                       pourquoi s’étonner
               qu’il paraisse à la fois
                                  étrange et familier
                     si froid si distant
            et pourtant débordant d’énergie
                        d’amour
                                         pour la vie »

26

                                il y eut Paris
                                          où
                  de ma lucarne
                                  au 7è étage
                       je voyais la tour Eiffel
                               lumière rouge
                     un point dans la nuit
                                          - et mon souffle

27

   mes années à Glasgow
                                   grand local sombre
       avec des livres sur trois rayons
                               une table une chaise un lit
                            par terre un tapis grossier
       (rouge de Connemara)
                      une carpette dans un coin
                  (peau de chèvre du Tibet)
       sur le premier mur
              il y avait une estampe de Hokusai
       sur le second
                       une radiographie de mes côtes
       sur le troisième             
              une longue citation de Nietzsche
       sur le quatrième
                          rien du tout –
                c’est celui que j’ai traversé
            avant d’arriver où je suis

28

    et maintenant
              j’ai dans la tête
                       une vie
    comme un cercle qui se dilate
                    sans cesse
                                   à force de connivence
                          et de compréhension
                plutôt qu’un centre farouche
                                  de pure conscience de soi
                         je veux le tout
                                     circonférence et milieu
    dans le centre c’est la fin des combats
                  maintenant
                             que de signes tout autour

29

        oui
                 tel Kandisky
         de retour à son atelier au crépuscule
                           posant les yeux sur une toile
                                      « d’une beauté indicible 
                                                   incandescente »
              souvent
                     l’ordinaire de ma vie
         effacé par l’oubli
                            par l’habitude
                    tout à coup s’illumine
                                          materia poetica
          d’une réalité nouvelle
                               toujours plus riche
                                              et j’avance

30

       aussi quand un physicien
                                très loin dans sa recherche
                     affirme
                             que la porte vers l’inconnu
                                       est un
             « univers de contrastes
                                        groupés en
                        ensembles de relations
                  avec des aspects
                                    d’ordre et de désordre
                             des changements
                                           réels et possibles »
       je dis c’est là
                         mon espace
                c’est le monde où je passe
                            où je voudrais voir clair

31

    et quand un lettré japonais
                       parlant des suites de poèmes waka
               (cent parfois dans une même série)
                               écrits à l’époque de Kamakura
                                       (XIIIe et XIVe siècles)
              dit que « le résultat était souvent
                                              d’une beauté kaléidoscopique
                                aux facettes infinies
                      révélées au lecteur
                                    en un mouvement très lent »

je reconnais mon but



32

      dans les cristaux même
                            on trouve désordre et nuages
             et comme notre but n’est point
                     la perfection mais plutôt la forme
                                   le mouvement spontané
                         pourquoi désespérer
                                        se faire malade
                 de la division
                         nous devons penser
                                     clair et juste
                                et savoir
      que dans un espace de signes
                    suffisamment riches
                                          même à l’aigu
                           problème du désordre
                                          il peut être mis fin
                                  par ce qu’on appelle
           l’approximation semi-classique

33

« Si j’appelais

                        qui m’entendrait
                   parmi les anges
               et si l’un deux soudain
                                  me prenait sur son cœur
           je mourrais de sa trop pleine présence
                        le Beau n’est rien
                                    que le commencement du Terrible
                              encore supportable
                       et combien nous l’admirons
                                     qui dédaigne impassible
                                de nous détruire
                                              tout ange est terrible
                 aussi je me contiens je refoule
                                l’appel de mon obscur sanglot
                  hélas qui pourrait nous aider
                                         ni les anges ni les hommes
                         et déjà le savent
                                   les subtiles bêtes
                            que nous sommes
                                               guère à l’aise
                              dans ce monde défini »

34

                                  ne parlons plus des anges
    mais de la grande pillarde
                filant le long
                         de la côte est de l’Ecosse
                                      le corps vibrant de cris
                    par le vent blanc de septembre
       ou bien du héron gris
                    qui se pose dans un bruit d’ailes
               les pattes tendues
                               la gorge rauque
        après une pêche solitaire
                      sur la côte d’Ayrshire
                dans l’ombre bleue d’un soir d’août

35

           car le moment présent
                               est celui qu’indique
                      le baromètre
                                     encastré dans un mur
                             de North Street
                                             à St Andrews
           (rougeur sur l’eau
                                ce matin d’avril
                   lourd fracas des vagues
                                     sous la jetée)
                « quand la pression monte
                                après les tempêtes
                       les vents seront clairs »

36

    Ici dans le Nord
                       au-delà des grès rouges
                  dans les terres extrêmes
        je peine par ce temps rude
                     à ce monstre de poème
                                  mon camp sur ce cap
                       qui court vers la mer
            des rafales de blancheur
                       battent les vitres
    j’écris dans l’allégresse
      jusqu’à poser sur la page
                   tout le bataclan
                           penses-tu que j’en viendrai à bout 
             crénom je vais essayer

37

      dans cette maison
                     où le bois dans l’âtre
                                 brûle et brille rouge
              cette maison
                         où la bougie luit
                                          fine flamme
                             au cœur bleu
                                        cette maison
    où le corps-mouette de la fille
                                   repose dans sa nudité
             et le grand vent du nord
                                      souffle blanc
                   depuis déjà dix jours

38

    un homme un seul
                             me tient ici compagnie
              c’est Thomas of Cromarty
                                       son fantôme
                              grand grimoire ambulant
            et Altus Prosator en personne
                                     féroce et fou
                comme une falaise de gneiss lewisien
                              dominant la côté
    avec sept espèces... d’éclairs
                   jouant autour de ses crêtes
    au fond de son cœur obscur
                    un chaos
                             qui se tord de rire

39

    Urquhart
               reçoit en héritage un domaine
                                 dans l’extrême Nord de l’Ecosse
                     complètement délabré
              et constitue une bibliothèque
                    (que confisqueront les usuriers)
                   avec des livres glanés dans seize pays
                                  il écrit
                             dans son manoir de Cromarty
               un livre monstrueux et pédant
                          un traité de trigonométrie
                                         appelé Trissotetras
                     un Pantoxponoxanon
                                     qui trace la généalogie
    des Urquhart
                     depuis la glaise rouge dans les mains de Dieu
             une traduction surrabelaisienne
                                 de Gargantua et de Pantagruel
                       et Logopandecteision
                                       un ouvrage sur
                            les possibilités de forger
          « un nouvel idiome
                              d’une bien plus grande perfection »
                      que toutes les langues connues
              pour tous les esprits
                             « fertiles et ingénieux » -
    et subitement
           vers la soixantaine
    il meurt sur le continent
                 d’un éclat de rire énorme

40

    je pense aussi parfois
                    à Donnacha ban nan Orain
              dont la femme
                         savait distiller le whisky comme personne
       et à Alasdair MacMhaigstir Alasdair
                     l’auteur du fameux birlinn –
                                 et à Iain Mac-Codrum nan Ron
                   qui écrivit le truculent
                                          Oran na Muice
                            et fit d’un bloc de gneiss
                                 cyclopéen
                                             informe
                                                 la pierre de sa tombe –
             et à Hugh MacDiarmid
                              le Renaissant
                         tout plein de références absconses
                                        trimant
                             comme bœuf au labour

41

   et larus atricilla
                              la mouette rieuse
                      pagophila eburnea
                                     la mouette ivoire
                 rhodostethia rosea
                                            la mouette rosée
                       toutes
                                   m’accompagnent dans la nuit
                        totems porteurs de lumière
                                                comme adee
                             l’oiseau-tonnerre des Kwakiutl
                                       là-haut
              sur la côte nord-ouest de l’Amérique
                        car ceci est mon poème-potlatch
    (puisque
                comme dit le père Rabelais
                                   « heureux nous resputons
                                                       si à autruy
    tousjours donnons
                                  et eslargissons beaucoup »)
                         un de ces
                                   « beaulx livres
                                                  de haulte graisse »
                         qui doivent venir si notre temps
                                        veut survivre
    alors Indiens Chinois et Esquimaux
                         savants et vous poètes mes compagnons
           toutes âmes égarées sur la terre en délire
                                     donnez-moi votre main
                               ma pensée vous attend
                                              je retrouve
                    mes prières d’autrefois
                                      de tout j’ai grand besoin

42

    mais où que je sois
                             j’ai mon abri dans les bois
             comme ici dans ce tableau chinois
                           sol de rocher arbre terre et herbe
              traversé d’eaux tumultueuses
                                  peint par le moine Chang-jui
                    1729
                           dans le style de T’ang Yin
                                   l’un des Quatre Grands Maîtres

43

                                   je vis à l’estime
                               et j’écris
                          mais je n’oublie pas
                     que du hasard de la vie
                                       du hasard
                           l’essentiel toujours surgit

44

                                     par ce chemin
    le « multiple sentier qui s’écarte
                                 de la commune errance »
                      et que Michael Scot
                          maître esprit
                                     dans l’Europe du XIIIè siècle
                    un « internationalgebildeter Mann »
    à l’encyclopédique savoir
                    bientôt changé en cristaux
              de pensée lumineuse
    un amoureux des subtiles distinctions
                                  par exemple
                        sidus et astrum
                                    eux-même différents de stella
                   et tous trois
                               de signum imago ou planeta
                          (il répugnait à se contenter
                                          d’un simple nom générique)
                       appelait
                            « voie du savoir vrai
   et poésie naissante »

45

          car est poème ceci –
                            tout un monde
                                     dense
                    de faits et de sensations
                qui traverse le thalamus
                                le ventre du cerveau
                         et monte
                                    sans court-circuit
                      au sommet du cortex
                            d’où
                                    raffiné par l’abstraction
       il redescend
                 langage sur la langue

46

         et aussi
                        l’effort
                    de saisir et de dire
                            cela
        tout le foisonnant univers
                             que l’homme quelquefois
                    si peu
                         rassemble

47

          ou bien encore
                              c’est l’éclair jailli
                  des pierres entrechoquées
                                        c’est
                          le croissant de lumière bleue
                                  de la hache qui fend l’air
                     c’est la vague
                                 qui se gonfle et se courbe
            et s’écrase en écume

48

         enfin
                      la figure complexe
                  qui affirme
                             l’union des contraires
                                            et pose
                                    l’un dans le multiple
               la possible
                             et difficile harmonie
                    de la conscience humaine
                    l’αρμονία dont parle Héraclite

49

    mais toujours
                        ce langage exemplaire
               subtil comme la fleur
                                      fluide comme la vague
   souple comme le rameau
                    puissant comme le vent
                      dense comme le roc
      unique
                  comme le moi
                              beau comme l’amour

50

    certaines tel le tournesol
                    obsédées de soleil
              d’autres s’ouvrant au soir
                               comme le cereus
                  la fleur de minuit
                       ou le convolvulus
         qui déploie
                         ses pétales de lune
                     au soleil couchant
    qui sait si la simple
               anémone des bois
                              sa sérénité
                      son accès direct
          à la force du soleil
                         aux richesses de la terre
               n’aurait pu faire plus ample cerveau
                         plus calme
    que le tohu-bohu des vies animales
               d’où nous venons

51

      qui ne l’a observé
                       le mouvement primordial
                  le jeu du vent sur l’eau
                                         l’ondulation
                               la membrane
                  soulevée
                                excitée
                                              animée
                        par le souffle insistant
                                   la courbure
                          le fléchissement délibéré
                l’effervescente blanche
                             le brillant jet d’écume
    la longue et lourde chute
                    et le ruissellement sans fin

52

      n’aurions-nous que ces rochers
                              dispersés sur la plage
                                         (le vent ce soir
              souffle fort et il pleut sur la mer)
                              combien
            nous pourrions apprendre
                          car vivre
                   dans le concert des rochers
                                   est possible
      et celui-là qui connaît parfaitement
                         un seul rocher
                 dans son être dense
                                   et son rapport
                       avec mer et ciel
             a sans doute parole plus vraie
                                   pour les frères humains
         que cet autre qui ne cesse
                          de vivre et pourrir
                     dans l’entassement des cités
                                          qui ne disent rien
                            de la vie

53

           comme ce rocher là-bas
                             qui affronte les marées
                     affleurement de grès gris
                                       sombre
                            (tels les rochers
                                            de notre enfance
                              gravés de nos signes)
                avec de part en part
     une strate de granit
                              blanc –

             comprends cela, poète.

Traduit de l'anglais par Patrick Guyon et Marie-Claude White

Les éditions du Nouveau Commerce, 1980