Écoutez André Dussolier
Le soir,
dès que les cloches s’envolaient au-dessus de la ville
comme des diables pendus à l’arbre du ciel,
je voyais les incendies futurs et derrière eux les hermines
du rouge empire russe, cendres froides, blanches de givre
à petite tête noire... Je me suis vu moi-même cendre
après l’incendie des sentiments de l’espoir, l’Éternel incendie
attisé par la porte à deux battants de la banque de Rostok
où je travaillais dans un salon glacial et où j’avais toujours honte
de lancer quelques sous de cuivre dans la sébile du pauvre et d'avoir l’air d’un millionnaire
partant pour l’Angleterre ici à Saint-Pétersbourg
où l’orchestre tzigane avec ses balalaïkas
nous vide la raison comme avec un balai et que soudain surgit un Rogovine
qui jette des paquets de billets dans les bras de sa bien-aimée.
Demain quand ma Jeanne et moi nous prendrons le Transsibérien,
que passé l’Oural nos vivres seront épuisés,
Rogovine le bienfaiteur nous étourdira, s’occupant lui-même du train
enfournant des briques de roubles dans la gueule rose de la locomotive,
pour que nous allions toujours plus loin, plus loin et que nous puissions fuir
ce qui nous attend tous, les riches comme les pauvres
au terme du chemin.
Ah ces fourrures russes -- combien en est-il passé entre les mains du Suisse,
tout Suisse pourrait me l’envier... Et le poète aussi
est un Suisse aux lourdes portes entre le Paradis
et l’enfer -- pour que le Bien ne puisse se muer en Mal , ... pour que le Mal
soit à jamais contenu . Tout autour il faisait noir
comme dans l’âme d’un moujik, Dehors
le ciel humide et froid, brillait de tout ces clous
comme si quelqu’un fuyant les saletés de la vie
en n’apercevait que le scintillement de sa semelle dans la nuit.
Sur le trottoir de bois je marchais, longeant les entrepôts,
les boutiques, et les tavernes
comme sur une Voie Appienne tout bordée de tombeaux.
Par cette nuit sans lune je fus prêt de chuter, sans doute sur ta tombe ouverte.
Oui, c’était bien ta tombe, béante, ô Seigneur, car des étincelles aussi douloureuses
ne pourraient jaillir des yeux de l’homme dans l’obscurité.
Comme moi tu travaillais dans le magasin du célèbre juif Leuba,
tes stigmates saignaient, tels des rubis sous le regard des visiteurs,
ils étaient nombreux ceux dont tu ornais les oreilles et les doigts
de pierres précieuses ô Jésus
et tu parais les corps ….. de toutes les Madeleine
toi qui avait chassé les marchands du Temple
d’un fouet impitoyable.
Non, je ne veux pas toute ma vie acheter et vendre,
je veux vivre en aventurier, errant de par le monde aux frais des marchands,
je veux que le réél m’apparaisse un rêve et vivre dans le monde
de visions.
Cette année là, les futaies en bordure des chemins furent abattues
comme les grévistes de Gapone.
Demain quand nous prendrons la fuite dans le Transsibérien
la petite Jeanne et moi,
vers Port-Arthur, vers Kharbine,
vers les vagues de plomb de l'Amour
où, comme des rondins, les cadavres jaunes remontent toujours en surface,
nous trouverons, enfin; le chemin qui mène à soi et à l’amour,
ignorant que cet amour déborde d’émotions mortes….
Car il n’est terre plus inconnue , milieu plus attrayant
que l’âme humaine... J’ai peur d’éclater en sanglots.
Au-dessus de moi pend la lampe du wagon, gluantes de chiasses
des mouches obsédantes,
comme l’énorme morgue d’un pitoyable voyageur.
Durant des heures je regarde la vitre nocturne embuée
d’une sueur brûlante,
Un cyprès solitaire , tout revêtu d’âcres poussières ,
regarde les fenêtres closes de la maison du père
comme le moine qui me suit depuis tant de lieues le long du chemin
toujours à mes côtés pour me lire sans cesse des fragments de la légende
de la Nouvelle Ville resplendissante,
légende que peut-être je vous conterai un jour.
Dans le ciel froid du Nord le soleil roule, paisible,
soleil géant des Slaves
roue à rayons de bois
qui restera toujours la cinquième roue
du carrosse des peuples.
Mon rêve comme une lente cadence endormie:
les bandes des vallées infinies sur la Russie vaincue
et soudain, un poulain s’approche, s'approche de plus en plus -- sang neuf
à travers la gaze des neiges