Association Encrier - Poésies

Rencontre avec Georges Perros Rencontre avec Georges Perros (1923-1978) ; Poème extrait de "La vie ordinaire" 1967

Je n’ai jamais su travailler

trop distrait pour m’en faire accroire

et quand j’imite ceux qui ont

le sens du labeur quotidien

je me retrouve tout honteux

le soir venu Rien ne me semble

plus paresseux que le travail

comme on l’entend dans nos pays

de bureaux de banques Je suis

pour la vie intégrale et comme

personne ne joue avec moi

on s’y ennuierait à mourir

je reprends ma besace et seul

je découvre à nouveau ce rien

qui m’est travail prométhéen

car je n’en mérite le bien

n’étant pas de ces grands artistes

que leur paresse même excite

à reprendre en main l’énergie

qu’elle trahit dès qu’on la presse

de cesser d’être souveraine

Et rien ne m’étonne aujourd’hui

comme ceux qui font ce qu’ils font

sans qu’un reste vienne tout perdre

de ce qu’ils ont fait sans laisser

place à ce vent qui me démange

au plus fort d’un travail promis

que je dois remettre et que ronge

le goût de subsister sans lui

Je dois me clouer à ma chaise

fermer les rideaux mettre bas

mes chiots de plaisir leur tendre

de loin l’os trouvé dans la nuit

en m’excusant d’avoir à faire

je ne suis pas libre aujourd’hui

Je comprendrais qu’ils m’abandonnent

ces anges de grenier ces dieux

qui m’ont tant donné de quoi être

et que je traite avec mépris

(je le fais le moins que je puis)

dès qu’il s’agit du sérieux

qu’exige notre société

où le moindre faux pas faux mot

fait redresser la guillotine

Nous sommes de fameux salauds

Le travail c’est la liberté

surtout c’est la santé de l’autre

qui nous regarde travailler

et nous félicite d’y croire

pendant le temps qu’il va nager

dans les trous de notre mémoire

N’importe demain s’ouvrira

sur une scène où dort mon rêve

et vous n’en aurez pas la clé

qui meut les décors Je me rends

à vous raisons hommes de loi

hommes d’honnête quant-à-soi

Mais s’il est vrai : sans importance

tout ce qui est exagéré

tout ce qui ne l’est pas je pense

est médiocre plus qu’à moitié

Ce sera la honte des hommes

et la mienne hélas aussi bien

de s’être fabriqué des normes

qui leur vont si mal Nos malheurs

n’en cherchons pas trop d’autres causes

Nous avons inventé la peur

Nos guerres futures seront

comme nos esprits mécaniques

Nous aurons tous bien travaillé

à ce résultat pathétique

et l’amour toile d’araignée

tricotera une brassière

pour le premier bébé futur.

Georges Perros (1923 – 1978) – La vie ordinaire (1967)

Écoutez le début du documentaire , avec la voix de Perros

émission "un siècle d'écrivain" sur Georges Perros