Je me couchai sur un divan
et me mis à raconter ma vie ,
ce que je croyais être ma vie .
Ma vie , qu'est-ce que j'en connaissais ?
Et ta vie , toi , qu'est-ce que tu en connais ?
Et lui , là , est-ce qu'il la connaît ,
sa vie ?
Les voilà tous qui s'imaginent
que dans cette vaste combine
ils agissent tous comme ils le veulent
comme s'ils savaient ce qu'ils voulaient
comme s'ils voulaient ce qu'ils voulaient
comme s'ils voulaient ce qu' ils savaient
comme s'ils savaient ce qu'ils savaient .
Enfin me voilà donc couché
sur un divan près de Passy .
Je raconte tout ce qu'il me plaît :
Naturellement je commence
par des histoires assez récentes
que je crois assez importantes
par exemple que je viens de me fâcher avec mon ami
Untel
pour des raisons confidentielles
mais le plus important
c'est que
je suis incapable de travailler
bref dans notre société
je suis un désadapté inadapté
né-
vrosé
un impuissant
alors sur un divan
me voilà en train de conter l'emploi de mon
temps .
Je raconte un rêve :
un homme une femme
se promènent près d'une rivière ,
un crocodile derrière
eux
les suit comme un chien .
Ce crocodile c'est moi-même
qui suis docile comme un chien
car quelque étrange magicien
m'a réduit à cette ombre extrême ,
quelque étrange maléfacteur ,
un ensemenceur d'anathèmes .
Moi ? docile ? mais ? plus tard ? ne me suis-je pas révolté ?
Moi ? docile ? un rebelle ?
J'ai cru me révolter et je me suis puni .
Le crocodile est mon enfance
nue
mon père agonisant gorgé de maladies
et mon amour
qui doit être puni
mon amour et mon innocence
mon amour et ma patrie
mon amour est ma souffrance
mon amour est mon paradis
le vert paradis des amours .
Pourquoi ce retour à l'enfance
pourquoi donc ce retour , toujours ?
et pourquoi cette persistance
pourquoi cette persévérance
et pourquoi cette pestilence ?
Un grand M mon moi revêtait ,
car impuissant je ricanais
me repaissant de ma souffrance .
Chêne et chien -Poésie /Gallimard p.63_64_65