Quelque chose en moi se brise . Le rouge s'est fait nuit .
J'ai trop senti pour pouvoir continuer à sentir .
Mon âme s'est épuisée , il ne reste qu'un écho au fond de moi .
La vitesse du volant décroît sensiblement .
Mes rêves m'ôtent un peu les mains des yeux .
Au fond de moi , il n'y a qu'un vide , un désert , une mer nocturne ,
Et dès qu'au fond de moi je sens cette mer nocturne ,
De ses lointains s'élève et nait de son silence ,
Une fois encore , une fois encore le vaste cri très ancien .
Soudain , comme un éclair de son qui ne fait pas de bruit , mais de la tendresse ,
Embrassant d'un coup tout l'horizon maritime ,
Humide et sombre houle humaine nocturne ,
Lointaine voix de sirène qui pleure , qui appelle ,
Il vient du fond du Large , du fond de la Mer , de l'âme des Abîmes ,
Et à sa surface , comme des algues , flottent mes songes défaits …
Aho-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o ––yy ….
Schooner aho-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o-o- ––yy …
Ah ! la rosée sur mon excitation !
La fraîcheur nocturne en mon océan intérieur !
Voici soudain que tout revient en moi devant une nuit en mer
Pleine de l'énorme mystère très humain des flots nocturnes .
La lune monte à l'horizon
Et mon enfance heureuse , comme une larme , s'éveille en moi .
Mon passé resurgit comme si ce cri maritime
Était une odeur , une voix , l'écho d'une chanson
Qui eût réveillé mon passé
Ce bonheur qui jamais plus ne sera mien .
C'était dans la vieille maison tranquille au bord du fleuve ….
(Les fenêtres de ma chambre et celles de la salle à manger
Donnaient , par-dessus des maisons basses , sur le fleuve tout proche ,
Sur le Tage , ce même Tage , mais en un autre point , plus bas …
Si je pouvais maintenant atteindre ces mêmes fenêtres , je n'atteindrais pas ces mêmes fenêtres .
Ce temps -là est révolu comme la fumée d'un vapeur en mer ….)
Une inexplicable tendresse ,
Un remords ému jusqu'aux larmes
Pour toutes ces victimes –– surtout les enfants ––
Que j'ai rêvé faire en me rêvant pirate antique ,
–– Émotion troublante , parce qu'elles furent mes victimes ,
Attendrie et douce , parce qu'elles ne le furent pas réellement ––
Une confuse tendresse bleutée , comme une vitre terne ,
Chante de vieilles chansons dans ma pauvre âme endolorie .
Ah ! Comment ai-je pu penser , rêver ces choses -là ?
Comme je suis loin de ce que j'étais tout à l'heure !
Hystérie des sensations ––tantôt celles-ci , tantôt leur contraire !
Dans le blond matin qui se lève , mon oreille ne choisira
Que les choses en accord avec cette émotion ! ––le clapotis des eaux ,
Le lèger clapotis des eaux du fleuve à l'encontre du quai ….
La voile qui passe près de l'autre berge ,
Les collines lointaines , d'un azur japonais ,
Les maisons d'Amalda ,
Et tout ce qu'il y a de douceur et d'enfance dans cette heure matinale ! …
Une mouette passe ,
Et ma tendesse grandit .
Mais pendant tout ce temps , je n'ai fait attention à rien .
Tout ceci a été une impression de la peau seulement , comme une caresse .
Pendant tout ce temps je n'ai pas quitté des yeux mon rêve lointain ,
Ma maison au bord du fleuve , mon enfance au bord du fleuve ,
Les fenêtres de ma chambre donnant sur la nuit du fleuve ,
Et la paix du clair de lune épars sur les eaux!…
Ma vieille tante qui m'aimait à cause du fils qu'elle avait perdu ….
Ma vieille tante avait coutûme de m'endormir avec des chansons .
( J'en avais pourtant passé l'âge ….)
Je me souviens , et les larmes coulent sur mon coeur et le lavent de la vie ,
Et une légère brise maritime se lève au fond de moi .
Parfois , elle chantait "Nau Catrineta " :
La vai a Nau Catrineta
Por sobre as aguas do mar …
D'autres fois , mélancolique et tellement médiévale ,
C'était la mélodie "Bella Infanta " … Je me souviens , et la pauvre vieille voix monte au fond de moi
Et me rappelle combien peu j'ai pensé à elle depuis , elle qui m'aimait tant !
Quel ingrat j'ai été –– et qu'ai-je fait de ma vie , en somme?
C'était "Bela Infanta" … Je fermais les yeux , elle chantait :
Estando a Bela Infanta
No seu jardim assentada …
J'ouvrais à peine les heux et je voyais la fenêtre pleine de clair de lune ,
Puis je refermais les yeux , et en tout cela j'étais heureux .
Estando a Bela Infanta
No seu jardim assentada
Seu pent de ouro na mao ,
Seus cabelos penteava ….
O , passé de mon enfance , jouet que l'on m'a cassé !
Ne pouvoir voyager vers le Passé , vers cette maison , vers cette affection ,
Et y rester à tout jamais , enfant à jamais , heureux à jamais !
Mais tout cela était le Passé , une lanterne à l'angle d'une vieille rue .
Y penser donne froid , donne faim d'une chose que l'on ne peut pas atteindre .
J'éprouve je ne sais quel remords absurde à y penser .
Oh ! tourbillon lent de sensations discordantes !
Vertige ténu de choses confuses dans l'âme !
Fureurs brisées , tendresses –– bobines de fil avec lesquelles jouent les enfants ,
Grands éboulements d'imagination sur les yeux des sens ,
Larmes , larmes inutiles ,
Légères brises de contradiction frôlant la face de l'âme …
J'évoque , par un effort volontaire pour échapper à cette émotion ,
J'évoque , dans un effort désespéré , sec , nul ,
La chanson du Grand Pirate quand il se mourait :
Fifteen men on the Dead Man's Chest .
Yo - ho - ho and a bottle of rhum !
Mais la chanson est une ligne droite à peine tracée au fond de moi …
Je m'efforce et parviens à rappeler encore une fois devant les yeux de mon âme ,
Encore une fois , mais à travers une imagination quasi littéraire ,
La fièvre de la piraterie , les tueries , la soif du saccage , comme une sensation du palais ,
L'inutile tuerie de femmes et d'enfants ,
La torture futile –– histoire de nous distraire –– de passagers pauvres ,
Et la volupté de dégrader et de détériorer ce que les autres ont de plus cher ,
Mais je rêve de tout cela avec une peur de quelque chose dont je sentirais le souffle sur ma nuque .
(Traduction de Dominique Touati )