Association Encrier - Poésies

Rencontres avec des textes d'auteurs Rencontre avec un texte de Bruno Schulz

Extrait de la présentation par Maurice Nadeau de "Les boutiques de cannelle" de Bruno Schulz (L'imaginaire no 509 , Gallimard )

"Le lecteur qui va faire connaissance avec Bruno Schulz pensera tout de suite à Kafka .

La comparaison s'impose , en effet . Mêmes origines ethniques , même appartenance à une religion traditionnellement autoritaire et qui marque fortement ses fidèles , même culture allemande , même existence effacée , mêmes complexes du Père et de l'échec , même solitude et même tentative désespérée pour s'en évader . Schulz , d'ailleurs , était conscient de ces affinités . Il les a marquées dans la préface à sa traduction du Procès qui en 1936 , introduit Kafka en Pologne . Pourtant , il diffère de Kafka par un art tout autre . Son fantastique n'est pas de la même sorte : plus familier , pourrait-on dire , même quand il devient plus cosmique , avec des allusions plus précises aux grands mythe bibliques – ni son écriture (…) – ni son inspiration (…) . Ils ne se font pas non plus la même conception de l'écrivain . (…)

Alors que chez Kafka le fantastique naît au niveau de la narration , Schulz le crée par la description précise et ouverte d'un sur-monde qui avoue franchement ses origines en tant que produit d'une activité artistique ."

Autre commentaire sur l'oeuvre de Bruno Schulz (dans "la bibliothèque idéale" éditée chez Albin Michel :

"Les nouvelles qui composent Les Boutiques de cannelle (1934) et Le Sanatorium au croque-mort participent à un univers absolument original et possèdent un ton unique . On peut y voir l'expression la plus accomplie , peut-être de ce fantastique de la banalité qui est un des traits spécifiques de la culture d'Europe centrale . Bruno Schulz "mythifie la réalité" , c'est au coeur du quotidien qu'il découvre le merveilleux, qu'il nous introduit dans la "république des rêves" ."

Voilà un texte de Bruno Schulz, extrait d'une lettre à S.I.Witkiewicz (voir pages 192-193-194 dans "Les boutiques de cannelle", L'imaginaire no 509 )

"Les débuts de mes dessins se perdent dans un brouillard mythologique . Je ne savais pas encore parler que je couvrais déjà tous les papiers et les marges des journaux de gribouillis qui éveillaient l'attention de mon entourage . C'étaient tout d'abord uniquement des voitures et des chevaux.(…)Vers la sixième , septième année de ma vie , dans mes dessins revenait tout le temps l'image d'un fiacre , la capote relevée , les lanternes allumées , sortant d'une forêt nocturne . Cette image fait partie de l'arsenal de mon imagination , elle est le noeud vers lequel bien d'autres images convergent . Aujourd'hui encore , je n'ai pas épuisé son contenu métaphysique . La vue d'un cheval de fiacre me bouleverse toujours , celui-ci n'a rien perdu de sa force de fascination .(…)

« Je ne sais pas comment se forment en nous dans notre enfance certaines images d’une signification décisive. Elles jouent le rôle de fils plongés dans une solution, le long desquels se cristallise le sens du monde . À ces images-là appartient aussi pour moi celle d'un père portant dans ses bras , à travers les espaces de la nuit , son enfant qui parle avec l'obscurité . Le père le serre contre lui , l'enferme dans ses bras , essaie de le séparer de l'élément ambiant qui parle , parle , mais pour l'enfant ses bras sont transparents , la nuit l'atteint à travers eux , par-dessus les caresses de son père , l'enfant entend le discours terrifiant . Tourmenté et résigné , il répond aux questions , entièrement abandonné à l'élément auquel il ne peut échapper .

Il y a des sujets qui nous sont prédestinés, qui nous attendent au seuil de la vie . Telle fut , à l'âge de huit ans , ma perception de la ballade de Goethe (à lire ICI ), avec toute sa métaphysique . J'en avais saisi , pressenti , le sens , filtré par la langue allemande que je ne comprenais qu'à moitié , et , bouleversé jusqu'au fond de l'âme , je pleurais lorsque ma mère me la lisait .

De telles images constituent la richesse de l’esprit et son programme, donnés de bonne heure sous forme de prémonitions, de sensations à demi conscientes. Je crois que toute notre vie ultérieure se passe à interpréter ces aperçus, à les filtrer à l’aide de tous les contenus qui nous arrivent plus tard, en utilisant toute l’étendue de l’intelligence à laquelle nous pouvons atteindre. Ces images précoces délimitent les frontières de la création des artistes, qui, elle, découle de principes déjà tout prêts. Les artistes ne découvrent rien de nouveau, ils apprennent seulement à comprendre de mieux en mieux le secret qui leur a été confié au début, et leur création est une exégèse continuelle, un commentaire de cet unique verset imposé.

D’ailleurs, l’art n’éclaircit pas jusqu’au bout ce secret.

Ce noeud de l’âme n’est pas un faux noeud qui se défait lorsqu’on en tire un bout. Au contraire, il se resserre. Nous le tripotons, nous suivons le fil à la recherche de son extrémité, et l’art naît de ces manipulations. Vous me demandez si dans mes dessins apparaissent les mêmes motifs que dans ma prose . Je réponds par l'affirmative . C'est la même réalité , seulement les fragments mis en jeu sont différents. Le matériau , la technique , sont ici le critère de sélection . Le dessin impose des limites plus étroites que la prose .(…) J'aurais préféré ne pas répondre à votre question sur l'explication philosophique que je donne moi-même des Boutiques de cannelle . Je crois qu’en voulant rationaliser la vision des choses que recèle une oeuvre d’art on démasque les acteurs, on met fin au jeu, on appauvrit l’oeuvre. Non que l’art soit un logogriphe à clé, et la philosophie, le même logogriphe mais qui aurait trouvé la réponse. La différence est plus profonde. Dans une oeuvre d’art, le cordon ombilical qui la relie à l’ensemble de nos problèmes n’est pas encore coupé, le sang du mystère y circule encore, les vaisseaux sanguins plongent leurs extrémités dans la nuit ambiante, ils en reviennent emplis d’un liquide sombre. Dans une interprétation philosophique , il ne reste plus qu'un schème isolé de l'ensemble. ……………. Bruno Schulz

(Pour découvrir cet auteur polonais , mort tragiquement en 1942 , vous pouvez consulter le site "Esprits nomades" : esprits nomades )