Association Encrier - Poésies

Ossip Mandelstam Rencontre avec Ossip Mandelstam : L'homme qui trouve un fer à cheval

L'homme qui trouve un fer à cheval 

 
Regardant la forêt nous disons :


Voici la futaie à vaisseaux et mâtures,


Les pins roses,


Jusqu'à la cime dépouillée de leur fardeau floconneux,


Bien dignes de grincer dans la tempête,


En arbres solitaires,


Dans un air furieux, déboisé ;


Rivés au pont dansant du navire,


Ils garderont leur aplomb sous les talonnades salées du vent.



Et le navigateur


Dans sa soif débridée d'espace,


Traînant par les cahots humides son frêle instrument de géomètre,


Confrontera à l'attirance du giron de la terre


La surface rêche des mers.



 
Et nous, humant l'odeur

 
Des larmes résineuses qui suintent à la coque du navire,


Admirant ces planches


Rivetées, composées en étanches cloisons

 
Non par le charpentier de Bethléem mais par l'autre


- père des voyages et ami du marin -

 
Nous disons :

 
Ils ont eux aussi connu la terre 
mal commode comme l'échine d'un âne ;

Alors, de toutes leurs cimes, ils oubliaient leurs racines,

 
Sur quelque illustre cordillère


Et bruissaient dans l'averse fade,

Proposant vainement au ciel d'échanger contre une pincée de sel

Leur noble fardeau.




Par où commencer ?

Tout craque et tout tangue.


L'air frémit de comparaisons.

 
Nul mot qui n'en vaille un autre,

La terre gronde de métaphores


Et les agiles carrioles,

Attelées à des nuées voyantes d'oiseaux épaissies par leur effort,

 
S'émiettent 
A vouloir rivaliser avec les favoris hennissants de l'antique hippodrome.




Heureux trois fois qui dans le chant fera entrer un nom ;


Parée d'un nom sa chanson

Vit plus longuement parmi ses compagnes,

Reconnaissable au bandeau de son front

Qui la préserve de la folie, de tout parfum entêtant,


De l'approche du mâle


Comme de la senteur laineuse d'une bête puissante


Ou de l'odeur du thym écrasé entre deux paumes.


Parfois l'air est obscur comme l'eau et toute vie y nage, poisson


Écartant des nageoires la sphère


Compacte et souple, à peine tiédie -


Cristal où se meuvent des roues et des chevaux s'effarouchent,

Humide terreau de Nérée, chaque nuit relabouré

A renfort de fourches et de tridents et de houes et de charrues.


L'air est pétri d'une pâte aussi dense que la terre -

On n'en peut pas sortir et il est dur d'y entrer.


Un frisson parcourt les arbres comme un battoir vert ;


Les enfants jouent aux osselets avec des vertèbres d'animaux morts.


Le comput de notre ère touche à sa fin.

Merci pour ce qui fut : 
Moi le premier je me suis trompé, j'ai perdu le fil et le compte.


Notre ère tintait comme une boule d'or,


Creuse, lisse, que nul ne soutenait,


Et répondait au moindre attouchement par "oui" et "non".

C'est ainsi qu'un enfant vous répond :


"Je te donnerai" ou "je ne te donnerai pas cette pomme"


Et son visage est l'empreinte fidèle de la voix qui prononce ces mots.



Le son vibre encore quand la cause du son a disparu.


Le cheval gît dans la poussière, il hennit, couvert d'écume,


Mais la torsion violente de son cou

Garde mémoire de la course aux foulées gaspillées,


Lorsqu'il avait non pas quatre membres


Mais autant qu'il y a de pierres sur la route,


Quadruplement relayées


A chaque rebond sur la terre de son amble brûlant.

Ainsi l'homme qui trouve un fer à cheval

Souffle pour en chasser la poussière


Et le frotte avec de la laine jusqu'à le faire briller


Ensuite


Il l'accroche à sa porte


Pour lui donner du repos


Et ce fer n'arrachera plus d'étincelles au silex.


Les lèvres d'hommes 
qui n'ont plus rien à dire,


Gardent l'image du dernier mot proféré,


Comme, dans notre main, demeure le sentiment d'un poids


Alors que la cruche s'est à demi vidée sur le chemin de la maison.

Ce n'est pas moi qui dis ce que je dis là,

Ce sont des mots extraits de la terre comme des grains 
d'un froment pétrifié.



Certains sur des monnaies figurent un lion,


D'autres une tête ;

Cuivre ou bronze, ces pastilles


Ont même honneur dans la terre où elles gisent.

Le siècle, à vouloir les éprouver, y a imprimé ses dents.


Le temps me rogne comme une pièce de monnaie


Et je me fais à moi-même défaut.

1923 Moscou 
 
Ossip Mandelstam, traduction de Louis Martinez, pages 54 / 57 de Simple promesse, (éditions La Dogana).